Le dernier planteur de nuages : tabatier Couvert.
Le tabac ! LMdO continue sur sa lancée avec le bouclage des premiers reportages au long cours. Depuis un an, je me rends à intervalles réguliers en plein cœur des Ardennes, probablement dans une des plus belles régions de Belgique : la Semois et ses mythiques vallées et méandres, ses forêts et ses discrets séchoirs à tabac! Jean-Paul Couvert est un homme très atypique. Le dernier des Mohicans d’une famille de fabricants de tabac. Jean-Paul est tabatier ! Son travail n’est possible qu’avec l’appui de Mr Debart, planteur de tabac qui fournit la petite manufacture de la rue de Bouillon à Corbion. Une année de belles rencontres mais d’écueils aussi pour nos deux protagonistes. La survie de l’activité ne tient plus qu’à un écran de fumée. Rencontres !
Jean-Paul Couvert : Le tabac et la Semois sont indissociables depuis 1850 environ. En 1912, mon grand-père se joint aux 700 à 800 planteurs que compte la région. 80 fabricants transforment la matière première dans toute la vallée de la Semois. Certains villages comptent jusqu’à 4 millions de plants, c’est phénoménal et à peine imaginable aujourd’hui. La déforestation est d’ailleurs évidente : il faut du terrain pour le tabac. Les cartes postales de l’époque en témoignent : le paysage s’est complètement métamorphosé en un siècle. Les forêts ont depuis repris leurs droits en réencerclant les villages. Ce sont les tabacs anglais et américains bons marché qui ont détrôné le Semois juste après la guerre. Nos tabacs sont naturels et très simplement travaillés, loin des recettes complexes des Anglo-Saxons qui ont introduit les tabacs aromatisés dont les fumeurs se sont vite emparés. Mon père a encore vécu entièrement de l’activité du tabac jusque dans les années 80.
LMdO : Ce qui n’est pas votre cas ?
JPC : Mon grand père était artiste, mon père l’était et je le suis. Je suis resté tabatier par tradition mais je ne peux plus en vivre contrairement à mes aïeux. Les accises nous grignotent la presque totalité de notre chiffre d’affaire et je ne pratique plus mon métier que par passion. Je sais que je suis le dernier de la lignée des Couvert à faire du tabac : personne ne me succédera. Cette activité est devenue très aléatoire. Il ne reste qu’un ou deux planteurs qui vieillissent et cette année par exemple, un problème de santé a empêché Monsieur Debart de planter. La relève s’organise en la personne de Mr Béguin qui a proposé de prendre le relais mais la météo a été épouvantable cette saison. Les tabacs sont clairsemés et je crois que le séchoir le sera aussi. L’année prochaine, j’espère que les choses se stabiliseront un peu. Heureusement, j’ai du stock pour travailler la coupe et la torréfaction !
LMdO : Parlez-moi de votre tabac, de votre métier de tabatier. A une époque très hygiéniste, comment défendre un produit qui a si mauvaise presse ?
JPC : Dans mon tabac, il n’y a aucun conservateur. J’ai donc la prétention de croire que je fabrique un produit de qualité à l’adresse de fumeurs un peu épicuriens, en recherche d’une expérience sensorielle. Avec modération, je suis convaincu du bénéfice de mes tabacs sur l’humeur des gens : c’est un prolongateur d’être comme la musique qui porte et bouleverse. La pensée audible d’un grand musicien par exemple est toujours profitable trois cents ans après qu’il ait composé son œuvre. Mes tabacs sont l’expression de la pensée sensorielle de mon grand père, un siècle après ses débuts de tabatier. Je mets l’art et mes tabacs sur le même plan émotionnel. Si un jour l’humanité cesse complètement de fumer, ce n’est pas grave. Ce serait nettement plus dommageable qu’elle ne trouve pas un moyen de substitution au tabac pour catalyser et révéler les émotions.
LMdO : Qui sont-ils ces fumeurs qui apprécient vos tabacs ?
JPC : Je ne vends pratiquement plus que par correspondance. La boutique de Corbion fait partie du folklore du village mais elle n’est pour ainsi dire plus jamais accessible pour la vente. Mon tabac fait le bonheur des fumeurs de pipe. La coupe que j’en fais est idéale. Certains fument mon tabac en cigarettes à rouler mais il ne s’exprime pleinement que pour les fumeurs de pipes. Ce petit four alchimique met le fumeur dans un état d’esprit assez particulier. L’air de la vallée qui sert au séchage, l’eau de la Semois, le feu du torréfacteur et le schiste du terrain sont sublimés dans le cinquième élément, la synthèse de cette alchimie : le tabac Semois.
C’est une herbe un peu sacrée et bénie des dieux probablement parce qu’elle est un peu euphorisante. J’aime à dire que le fumeur en boit les arômes comme on parlerait d’un grand cru pour le café ou le vin. Fumer la pipe, c’est un geste de célébration et un étalon temporel puisque l’on peut profiter d’une pipe pendant des heures. On est loin d’en griller une en quelques minutes pour reprendre l’expression liée à la cigarette. En rue, deux fumeurs de pipe vont s’observer. Quel tabac pour quelle pipe ? Écume de mer, bruyère, argile, porcelaine ? Les combinaisons sont infinies et participent à l’expérience sensorielle. C’est ce qui me plait, c’est le partage d’une chose invisible qui favorise une sorte de contemplation, voire de créativité. Einstein disait à qui voulait l’entendre qu’il était incapable de se concentrer sans une pipe. Les plus grands ont fumé la pipe : Simenon, Apollinaire, Hemingway, Bertrand Blier, de très nombreux écrivains et aussi un nombre incroyable d’explorateurs dont un certain capitaine Haddock.
LMdO : Parlez nous du terroir, en quoi est-il si exceptionnel ?
JPC : En 1855, Joseph Pierret originaire de Alle-Sur-Semois était très préoccupé par l’extrême pauvreté des habitants de la région. Il a eu l’idée de tester la culture du tabac sur ce sol schisteux qui caractérise la région. Les résultats ont rapidement été encourageants d’autant que le séchage naturel des tabacs fonctionnait très bien avec les vents et les brouillards des vallées encaissées de notre rivière. En l’espace d’un siècle, il y avait du Semois partout au point qu’une ligne ferrée a été installée entre Bouillon et Corbion pour la collecte des produits finis. La réputation des plants de Semois est devenue telle que les spécialistes considèrent le Semois comme un grand cru qu’il faut savoir apprécier. Il ne reste que deux planteurs qui vaille que vaille cultivent quelques hectares pour les deux fabricants encore en liste, Martin & Couvert. Vous trouverez sans difficultés du Semois qui n’en est pas. L’usurpation d’appellation est monnaie courante puisque le tabac de la Semois n’est pas protégé. Nombre de fabricants importent du tabac exotique qu’ils vendent comme étant du Semois mais qui n’a jamais vu l’ombre d’un coin des Ardennes. Il y a au moins 70% de « faux » Semois sur le marché. Même la CETA en France s’est emparée du nom en plantant du Semois en Champagne. Comme le sol est différent, le tabac récolté n’a rien avoir avec le nôtre.
LMdO : Comment voyez-vous les années qui viennent ?
JPC : Il faut être un peu fou pour planter du tabac et vouloir le transformer. Financièrement, c’est impossible d’espérer en vivre. C’est le contact avec la nature et le plaisir de faire quelque chose de mes mains qui me motivent. Cette industrie sera mise sous cloche comme tant d’autres. Une évocation de l’activité est au programme puisque la route du tabac verra le jour dans les mois qui viennent dans la vallée de la Semois. Les champs cultivés se compteront sur les doigts d’une main et la plupart des séchoirs seront vides. Sans le soutien appuyé des autorités, l’activité de tabatier va disparaître. Le tabac étant politiquement incorrect, je ne donne pas cher de sa peau.
Monsieur Debart quant à lui est issu d’une famille de planteurs bien connus à Rochehaut. Il est un maillon indispensable dans la chaîne de production de la petite manufacture de tabac. C’est à Frahan que son père pose ses valises en 1949 pour se lancer dans la culture du tabac, une activité agricole délaissée par la plupart des paysans du coin à cette époque. L’exode est important ! Beaucoup de gens affluent des régions voisines pour se lancer dans le nouvel Eldorado du tabac. C’est qu’à cette époque tout le monde ou presque fume. On prête même des vertus médicinales au tabac que l’on trouve d’ailleurs à l’origine en pharmacie. A l’époque, son père plante jusqu’à 45.000 plants de tabac. Le chiffre ne fera que baisser au point que pendant quelques années Mr Debart cessera de planter.
Mais fin des années 80, le virus le taraude et il retourne aux champs et transforme son tabac. Mener les deux activités est compliqué et la collaboration avec Mr Couvert s’impose comme une évidence. Mr Debart cultivera et Monsieur Couvert transformera. Pour Jean-Paul Couvert, les choses sont simples. Ses réserves lui permettent de torréfier et couper à sa guise en fonction des demandes. C’est une gestion de stock. Mr Debart est quant à lui 100% tributaire des saisons et du cycle de vie du tabac.
La récolte se fait à la fin du mois d’août voire début septembre, obligatoirement avant les premières gelées. Les plants sont murs, ils ont poussé trois mois en pleine terre et sont arrivés à maturité. Le « couté » sert à couper la plante à la main à quelques centimètres du sol. Direction le séchoir ! Ces constructions mythiques qui s’égrainent le long de la Semois sont les témoins intemporels de la culture du tabac. Mini cathédrales de bois exposées à tous les vents, elles protègent les plantes de la pluie et permettent leur aération pour le séchage. Les brouillards de la vallée contribuent à cet équilibre qui fait du tabac de la Semois un tabac unique que l’on ne pourrait pas prétendre produire ne fût-ce que quelques kilomètres plus loin. Un des derniers séchoirs en activité se trouve à Frahan, en face de l’hôtel des Roches Fleuries : rue du Tabac évidemment. De septembre à décembre, vous pourrez encore y admirer ce séchoir d’une autre époque, loin des étuves des industries modernes. Il est fort probable que la Semois soit le dernier endroit au monde où l’on sèche le tabac de la sorte. En six à sept semaines, les tabacs vont naturellement perdre 60 à 70% de leur eau sous l’action du séchage et brunir. Mr Debart confirme qu’il est plus facile de décrocher les tabacs que des les amener tout en haut du séchoir quand ils sont encore gorgés d’eau.
En décembre, le « manoquage » ou « marottage » consiste à effeuiller les plants et à constituer des bouquets de 25 à 30 feuilles. C’est la première opération de remisage du tabac après le séchoir. Quand ils seront bottelés, le tabatier pourra en prendre livraison et les travailler, parfois des années plus tard car le stockage ne pose pas de problème. Une juste réhydratation des feuilles, une coupe adaptée et une torréfaction calibrée font le reste.
Au printemps, le cycle recommence. Le planteur prépare les couches où seront semées les graines de tabac. Pour cela, le travail de préparation est exigeant, il faut stériliser les couches. Les anciens allumaient des feux pour tuer la vermine. Aujourd’hui, un service spécialisé de la province se déplace dans les exploitations pour stériliser le terrain à la vapeur. Dans la foulée, les semences sont alors mises en couche et les jeunes plants de tabac seront repiqués quelques semaines plus tard, en pleine terre.
Couvert à Corbion : le Site Web.
Spécialiste des ateliers depuis une dizaine d’années, Patrice Niset vous emmène au cœur de l’excellence et des beaux gestes. Il vous fait découvrir l’envers du décor. Patrice est passionné par les gens passionnés et fiers de leurs métiers !
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