Texte écrit et publié par Anne Brunelle La Fonderie suite à un atelier sur les métiers :
Patrice Niset publie des reportages photographiques sur les métiers manuels qui le plus souvent mettent en lumière des professionnels aux talents reconnus par leurs pairs. Son objectif est de faire connaître ces « artistes et artisans d’art animés par la passion et par l’excellence ». Ses reportages sont publiés sur le blog « Les Miroirs de l’Ombre ».
Un jour, j’ai rencontré un luthier qui m’a parlé du regard élargi. J’ai trouvé cette notion très intéressante. Parmi les artisans, il y en a de toutes sortes. Les définitions sont différentes entre un ouvrier, un artisan, un artisan d’art, un artiste… Il y a une sorte d’évolution avec des frontières floues. Ces définitions sont d’ailleurs loin de faire l’unanimité.
Reste que ce luthier (Gauthier Louppe) me parlait d’un artisan d’art comme étant quelqu’un au “Regard Elargi” c’est-à-dire quelqu’un qui, certes, maîtrise une technique mais qui va plus loin que cela en s’intéressant à la philosophie, à la musique, à la peinture, à une série d’arts et qui tourne autour de sa discipline, ce qui le fait sortir du lot.
C’est quelque chose que je constate régulièrement : les gens qui sont vraiment très intéressants et qui ont de l’or dans les doigts, au sens créatif du terme, ont en général ce profil là. J’ai rencontré des gens qui m’ont expliqué leur processus créatif et, parfois, c’est juste incroyable.
Pascal Jeanjean, fabricant de papier, fait partie de ces gens-là. Sa démarche autour du papier remonte jusqu’aux origines de l’homme et au fait que les cellules qui composent le papier sont comparables à celles d’un embryon. Il a développé toute une philosophie autour de ça. Quand on le voit travailler, on a l’impression que c’est facile mais il y a un tas de choses qui se passent dans sa tête et ça se retrouve dans la qualité de ce qu’il fait.
Denis Bruyère est un ébéniste de la région de Verviers. Cet artisan a un processus créatif qui tourne autour d’une série d’observations, c’est tout à fait fou. Imaginez que vous ayez un livre de famille, précieux pour vous. Un jour vous vous dites que vous aimeriez lui offrir un écrin pour le mettre en valeur. C’est typiquement le genre de choses que fait Denis Bruyère.
Denis m’explique donc qu’un client arrive un jour avec cette demande là : réaliser un écrin pour un ouvrage qui lui est précieux. Denis Bruyère ne regarde quasiment pas le livre et demande au client de rentrer chez lui et de lui communiquer dans les jours qui viennent une série de mots ou adjectifs qui décrivent ce qu’il aime. Dans le domaine de la peinture, de la musique, le domaine culinaire… ce qu’il aime dans la vie, ce qui le fait vibrer.
Quelques semaines plus tard, le client lui envoie la liste. Denis Bruyère écrit alors un poème avec tous ces mots et fait revenir le client. Médusé, le client s’étonne d’avoir été si bien cerné par l’artisan : « comment avez-vous pu me décrire aussi bien » ?
« Maintenant que je vous connais, je vais pouvoir travailler sur la boîte » lui répond simplement l’artisan d’Art. Cet exemple a un côté un peu romancé mais il y a vraiment des gens qui ont une espèce d’élévation par rapport à tout ça. J’en connais. Alors évidemment, c’est un peu l’élite mais moi, ils me fascinent.
Les métiers d’Art n’échappent à la règle. Ils peuvent avoir mauvaise réputation et les gens qui les exercent de souffrir parfois de préjugés.
J’ai fait pas mal de reportages autour des armes de chasse. C’est une tradition bien belge, ancrée dans le bassin liégeois. On a des génies chez nous en la matière. Je connais un graveur sur armes, Alain Lovenberg qui est mondialement réputé. Il habite à Durbuy. Si on était dans le domaine de la musique, ce serait une rock star. Son travail est d’une qualité exceptionnelle. Mais la chasse reste controversée même si ces armes de collection ne se retrouvent pratiquement jamais sur le terrain. Les armes pour tuer peuvent donc aussi être des œuvres d’Art. Si vous n’êtes pas convaincu, tapez la requête Napoléon et Lovenberg dans votre moteur de recherche.
On a, à Liège, l’un des meilleurs taxidermistes au monde. Il s’appelle Jean-Pierre Gérard. Il a transformé une activité traditionnelle et familiale d’empaillement d’animaux tirés à la chasse en œuvres d’art. Il travaille avec des galeries, des designers… C’est lui qui a fait, par exemple, le fameux éléphant sur sa trompe. Un artiste anglais (Daniel Firman) a fait le tour de la planète pour trouver quelqu’un qui était capable de lui installer un éléphant sur sa trompe. Tout le monde a refusé sauf JP Gérard qui a dit « ok, je le fais ». Il faut savoir qu’une peau d’éléphant pèse 3 à 400kgs. Le grand défi était donc de pouvoir l’alléger au maximum, ce qu’ils ont fait. Ils l’ont donc ramenée à 100kgs et ont mis une structure en polyuréthane à l’intérieur. Ils ont mis l’éléphant sur sa trompe et l’œuvre a tourné dans le monde entier.
Reste que la taxidermie est un sujet difficile à bien des égards et il y a des moments où c’est même un peu dur à observer quand les animaux sont vidés. C’est un métier relativement mal considéré même si Mr Gérard est reconnu pour le sérieux de son travail par la profession entière. Une profession d’ailleurs extrêmement réglementée.
Dans le même ordre d’idée, j’ai aussi fait un reportage sur le dernier planteur de tabacs de la Semois. Jean Paul Couvreur est artiste, sculpteur, professeur et planteur. Il mélange toutes les disciplines et il vous explique ce qui l’anime. C’est passionnant et surtout très cohérent. Même si on peut difficilement « soutenir » cette profession, Jean Paul fait son travail avec un amour qui force le respect.
Mon but, celui de mon projet, de mon site web, c’est de montrer qu’aujourd’hui, il y a encore une panoplie importante de métiers manuels qui existent. Qu’ils sont accessibles et demandés. Je vois régulièrement des gens qui ont complètement changé d’orientation professionnelle, qui ont tout abandonné pour devenir doreur ou fabriquer des instruments de musique.
L’abandon des fameux “bullshit jobs”, au profit d’un métier qui fait sens, j’en rencontre très régulièrement … Il y a d’ailleurs une génération montante d’artisans très intéressante à observer. Je rencontre des jeunes dont pas mal de filles. Ca me plait parce que les métiers manuels sont souvent associés au fait qu’ils sont exercés par des hommes. J’aime bien prouver le contraire régulièrement.
Je veux faire un inventaire non exhaustif du travail manuel et trouver dans chaque niche quelqu’un de représentatif. Si à l’arrivée, ça peut donner à un jeune ou à quelqu’un qui veut se réorienter l’envie de s’engager dans cette voie, c’est gagné. Se dire « mais oui, c’est vrai, ça existe et ça pourrait peut-être m’intéresser ». Ça, c’est vraiment mon but.
Je rencontre régulièrement des artisans qui épaulent des jeunes. Le problème qu’ont pratiquement tous les artisans, et qui est récurrent, c’est la transmission de leur savoir-faire, voire de leur activité.
Je rencontre pas mal de gens qui me disent « voyez, j’ai monté tout ce que vous voyez là, j’ai l’âge que j’ai… à qui vais-je remettre ça ? ». Je vois peu d’artisans qui mettent le pied à l’étrier de leurs enfants. C’est relativement rare. Je vois des artisans qui ont des apprentis avec qui ça se passe bien ou ça se passe mal. Et de temps en temps vous pêchez une perle rare.
Jean-Pierre Gérard, taxidermiste à Liège, n’a pas d’enfant. Il y a une lignée de taxidermistes qui le précède mais lui n’a jamais eu d’enfant. Il est dans un village de la banlieue liégeoise, et il y avait un gamin, 13-14 ans, qui tournait autour de son atelier chaque fois qu’il le pouvait. Ils ont fini par discuter et ont sympathisé.
Le garçon a finalement rentré dans l’univers du taxidermiste en commençant par balayer l’atelier… Et le jeune Jérémie de dire à JP Gérard « J’aime bien ce que tu fais. C’est étonnant, c’est bizarre. Où peut-on apprendre ça ? »
Nulle part ailleurs qu’ici, sur le tas, lui répond l’artisan qui est prêt à l’aider. Et le gamin commence à donner des petits coups de main. Aujourd’hui, il a à peine 20 ans, et très clairement, JP Gérard en a fait son successeur. Il l’a intronisé parce qu’il est doué. J’ai participé à toute l’élaboration de la naturalisation d’un cheval grandeur nature et entier. C’est Jérémie qui l’a faite de A à Z. JP Gérard n’est venu le voir que pour quelques détails, quelques conseils, il avait carte blanche. Le gamin a fait une œuvre d’art complète, avec une grosse responsabilité. Son travail s’est retrouvé dans la galerie Masaï à Liège, qui travaille avec eux, et cette œuvre est partie dans des salles de vente à des prix astronomiques.
Il y a quelques années, j’ai travaillé sur un projet d’exposition photographique qui a malheureusement capoté mais dont le thème était “La Transmission”.
Oui, mais comment faire ? Quoi montrer ? Je ne savais pas. Il allait falloir que je voie sur le terrain comment organiser le travail mais ça me semblait être un thème porteur pour des gens qui tous les jours se demandent comment faire perdurer leurs entreprises et comment leur savoir-faire peut ne pas se perdre.
Devant la feuille blanche, je me suis dit : Quand j’aurai photographié trois fois l’apprenti avec le maître de stage, j’en aurai fait le tour. Comment faire en sorte d’avoir une exposition qui tienne la route, qui soit variée et qui soit plaisante, intéressante et qui veuille dire quelque chose ? Et là il est arrivé des petits miracles.
J’ai travaillé comme d’habitude : en laissant faire le hasard. Je vais voir les gens dans leurs ateliers, je leur demande de faire comme si je n’étais pas là. Je les photographie et j’observe car il est important pour moi de comprendre quelle est la philosophie de leurs gestes, quelles sont leurs contraintes… donc je ne change pas ma façon de travailler. J’attends pour voir ce qu’il se passe.
L’exemple le plus incroyable, c’est chez une restauratrice de tableaux à Liège. Elle est toute seule dans son atelier. Je me dis que je perds mon temps mais par respect pour elle, je fais mon boulot en me disant que je ne vais rien pouvoir tirer de cette séquence si on s’en tient à la Transmission. On travaille une heure puis je lui demande quand même un petit geste supplémentaire : « prenez une toile et faites un peu de nettoyage au tampon ».
Alors la restauratrice part dans son stock et revient avec un tableau illustrant un professeur d’école avec un élève devant le tableau ! Mettre dans l’expo une image de cette fille en train de restaurer un tableau qui lui-même traite du thème de la transmission, ça passait et c’était même original.
J’ai rencontré un autre spécialiste vraiment étonnant qui s’appelle Jacques Pierpont. Un orfèvre de la Transmission … D’abord, l’artisan me parle de son travail au téléphone pendant une heure et quand je raccroche, je n’ai rien compris… Il se présente comme étant un thérapeute des bâtiments. Mystère.
Un exemple vaut mieux que mille explications : vous avez un bâtiment à caractère historique et vous vous demandez quoi faire car il est envahi de végétation. Lui vient voir et avec son expertise il vous dit « la plante invasive sur votre tour du 14è siècle ne pose pas de problèmes parce que les racines ne sont pas traçantes mais cette plante là par contre, il faut l’enlever parce que la maçonnerie est en danger.
Cet homme est un expert. Il n’a pas d’atelier mais il se promène avec son savoir-faire d’un chantier à l’autre et il a une démarche de transmission qui est extraordinaire. Il travaille justement avec des jeunes en réinsertion. Je l’ai vu sur un sentier de pavage dans un village où ils restauraient un petit chemin qui faisait la jonction entre deux quartiers, qui était déglingué depuis des années.
Je l’ai vu aussi suivre un architecte qui s’était mis en tête de proposer ses services aux fabriques d’églises… Les fabriques d’églises aujourd’hui, quand elles introduisent des budgets pour des rénovations, doivent le faire sur base de constatations préalables c’est-à-dire que avant, on attendait que ça s’écroule et on allait quémander des subsides. Maintenant, ils se sont rendu compte que cette politique coûtait des fortunes et ils préfèrent anticiper les problèmes. Il y a une phase d’analyse. Cet architecte propose en fait aux fabriques d’églises des rapports préalables d’état des bâtiments.
De Pierpont, avec son œil d’expert, était en train d’écoler ce jeune architecte. C’était très intéressant à observer.
J’ai aussi suivi pendant tout un temps des toituriers, un couple, uni dans la vie, uni dans le travail. Elle m’explique qu’elle est Anversoise et publicitaire « Je suis tombée amoureuse de mon mari, il m’a montré son travail et je suis tombée amoureuse de son travail ». Ils travaillent à l’ancienne sur des toitures extraordinaires… La Transmission à l’intérieur d’un couple, encore une approche originale.
Ce thème de la transmission est porteur. Toute une série de choses inattendues peuvent se loger là-dedans. Pascal Jeanjean, le papetier m’a dit « tu verrais la tête de mon gamin de 5 ans quand je suis avec lui à l’atelier ! » C’est encore un autre cheminement sur la transmission .…
Etrangement, j’ai mis longtemps à comprendre quel était le fil conducteur de mon travail. Bizarre non ? Il m’a fallu beaucoup de temps avant de pouvoir mettre un mot sur ce qui unit tous ces gens : c’est la passion.
Elle anime à la fois celui qui a un talent exceptionnel de créateur (l’artisan d’Art) et celui dont la pérennité de l’objet est la préoccupation (le restaurateur dont la philosophie est complètement différente puisqu’il agit en tant que gardien du temps).
FIERS & PASSIONNÉS !
Les Miroirs de l’Ombre, c’est une aventure humaine de plusieurs dizaines de reportages chez des Artistes et Artisans d’Art animés par la passion et par l’excellence.