Manège Galopant Rorive : chevaux de bois depuis 1890. Frans Rorive, forain.
Les métiers qui touchent à notre enfance sont un peu sacrés. Les dévoiler c’est peut-être un peu tuer le rêve. J’ai beaucoup tardé à franchir le pas mais une fois la décision prise, il ne m’aura cependant pas fallu longtemps à convaincre Frans & Carole Rorive. Objectif : les suivre, eux et leur manège plus que centenaire, pour comprendre de l’intérieur ce qu’est la vie de forain de nos jours. C’est que leur métier est peu connu des sédentaires comme ils nous appellent, alors le challenge était intéressant à relever pour eux. J’ai donc visité mes ôtes à plusieurs reprises sur la célèbre Foire du Midi de Bruxelles, à Tongres, à Mons et chez eux.
Le Manège fût construit en 1890 par Jean-Baptiste Rorive, de ses propres mains. Son histoire n’est pas un long fleuve tranquille. Voir un de ces derniers et authentiques manèges s’ébranler de nos jours tient du petit miracle. Les Rorive ont résisté aux offres financières les plus folles, notamment des américains qui ont fait main basse sur ce patrimoine en vue d’agrémenter leurs parcs d’attractions aseptisés. Il a fallu aussi faire évoluer le manège pour l’adapter aux exigences modernes et aussi le cacher par deux fois. Les deux guerres mondiales auraient pu lui être fatales mais c’est sans compter sur la détermination des Rorive à préserver leur outil. Il y a quelques mois, c’est un pyromane qui a failli réduire cette merveille en cendres. Frans & Caroline nous racontent tout ça en détails.
LMdO : Frans, on va immédiatement tordre le cou à l’image que l’on se fait des manèges de chevaux de bois. A la base, il ne s’agissait pas du tout d’attraction pour enfants ?
Frans Rorive : Et non … Avant 1900, les manèges sont des lieux clos où les adultes s’enferment en vue de faire la fête à l’abris des regards. C’est ainsi que les carrousels étaient entourés d’alcôves dans lesquelles le champagne coulait à flot. On appelait ça des carrousel salon : c’était des guinguettes itinérantes en somme mais fort luxueuses. C’est quand le concept a commencé à perdre de son intérêt commercial que la notion de carrousel enfantin est apparue. Ces carrousels salon coûtaient trop cher à monter et à déplacer. Les enfants y étaient tolérés mais sans plus. Quand en 1890, mon arrière arrière grand père a construit son manège, le déclin des carrousels salon était entamé. C’est la raison pour laquelle mon manège n’a jamais été dans cette configuration salon.
LMdO : Il y a donc toujours une évolution à laquelle il faut s’adapter ?
FR : Notre manège a eu plusieurs vies. Il faut bien s’imaginer qu’en 1900, toutes les foires proposent quantité de chevaux de bois. Mon arrière arrière grand père va d’ailleurs transformer rapidement son manège d’origine pour proposer une chenille plus moderne pour l’époque et surtout plus rentable. Heureusement, ce n’est que la partie basse du manège qu’il change. Toute la partie équestre d’origine restera stockée pendant plusieurs années, le temps que les chevaux de bois disparaissent les uns après les autres et que mes aïeux ne comprennent tout l’intérêt de les ressortir. Nos archives photographiques remontent début 1900 où le manège n’est déjà plus tracté par des chevaux. A l’origine c’est bel et bien un cheval de chair et d’os qui tractait le manège à l’intérieur du métier. Je ne sais pas trop si des machines à vapeur ont été utilisées à une époque car la traction électrique est apparue rapidement au début du 20ème siècle. Le manège est motorisé depuis bien longtemps maintenant. Dernièrement, j’ai informatisé les commandes histoire d’effectuer des démarrages et arrêts en douceur pour le confort des passagers.
LMdO : Et de calibrer la durée des tours ?
FR : C’est une des possibilités mais je ne l’ai jamais programmée. Je veux rester maître de ce petit côté aléatoire de la durée des rotations. La règle est simple, il y a une durée en dessous de laquelle je ne descends jamais. Mais quand c’est calme et que les enfants profitent de ces instants de bonheur, je ne joue pas la montre. De toute façon je ne regarde jamais l’heure, j’ai le rythme du manège dans le sang. Ce rythme est d’ailleurs régulé par l’orgue mécanique que je dois alimenter en cartes perforées.
LMdO : Orgue de barbarie qui est aussi l’âme du manège ?
Carole Rorive : [rires …] Vous savez quand on rentre chez nous à Quaregnon entre deux campagnes, Frans fait jouer l’orgue dans les entrepôts car il n’imagine pas la vie sans ces mélodies. Avec le temps les voisins se sont habitués mais ça en a énervé plus d’un. L’animation musicale est toujours assurée par un orgue mécanique de marque Hooghuys. Il a 70 touches et est alimenté par un très grand répertoire de cartons perforés. C’est un peu le coeur de l’attraction. Chaque magasin donne une autonomie musicale de 20 minutes. La bête est gourmande en carton perforés et réclame beaucoup de présence. C’est un orgue chromatique qui permet de tout jouer en ce y compris des oeuvres modernes puisque certaines sociétés hollandaises et anglaises en fournissent encore à conditions d’accepter de passer à la caisse. C’est très très cher à produire. Donc Frans s’est fait une spécialité, il est capable de retranscrire une partition sur les cartons perforés, note par note. En réalité, les Rorive ont compris depuis longtemps que ce patrimoine musical populaire était important. Plusieurs orgues de barbarie sont stockés et fonctionnels dans nos réserves. Ce sont des petits trésors sur lesquels il faut veiller avec la plus grande attention.
LMdO : Comment sont rythmés votre vie, votre agenda ?
CR : Il y a 4 ou 5 rendez-vous incontournables annuels en Belgique. Les grosses foires populaires de Bruxelles, Liège, Mons par exemple. Les villes attribuent les contrats par soumission. Elles mettent en concurrence les métiers de la même famille et attribuent l’emplacement au plus offrant. Avant c’était un système d’enchères qui a été remplacé par une attribution par enveloppe fermée. Les grosses foires attirent les meilleures attractions mais elles nous coûtent évidemment très cher. Cela peut monter à plusieurs milliers d’euros. Il reste 4 manèges comparables au nôtre en Belgique. Un d’eux appartient au frère de Frans, il faut donc se partager les marchés et puis rentabiliser nos emplacements. Depuis quelques années, nous travaillons aussi pendant l’hiver pour les marchés de noël où bien souvent nous sommes les seuls forains. Le manège brille de mille feux et trouve parfaitement sa place dans la magie de noël. C’est énormément de travail tout ça.
LMdO : Du travail en amont et en aval d’ailleurs ?
FR : J’ai besoin de deux mois par an pour entretenir le manège. Il faut pouvoir faire beaucoup de métiers différents puisque je touche à tous les organes du carrousel. Remettre un cheval de bois à neuf dans le respect de la tradition, c’est une centaine d’heures de travail. Je suis donc souvent à l’atelier. Mais le montage est aussi très chronophage : nous avons besoin de 12 heures pour monter le manège et de 8 pour le démonter. Les villes nous mettent de plus en plus la pression pour que ces phases soient les plus courtes possibles mais un manège aussi ancien que le nôtre demande de l’attention et de la délicatesse.
LMdO : Et le plan de montage reste dans votre tête ?
FR : Je le monte depuis l’âge de douze ans. Je l’ai toujours vu faire. Alors quand mon père m’a transmis le métier, les phases de montage n’avaient plus aucun secret pour moi. Je ne sais même pas de combien de pièces il est composé. Quand elles me tombent dans les mains, je sais automatiquement à quelle partie du mécano elles sont destinées.
LMdO : Votre attraction est devenue une vraie star avec le temps …
CR : Effectivement, elle a quelques participations prestigieuses à son actif. Jaco Van Dormael nous a choisi pour la scène de foire du « Huitième Jour » avec Daniel Auteuil. C’était une expérience formidable même si la tempête qui s’est levée sur la plage de Bétume pendant le tournage m’a fait craindre le pire pour le manège. On a participé à une série de clips musicaux et mais en réalité l’image la plus connue de notre manège est assez inattendue … Pour sa sixième aventure, Gilbert Delahaye a amené son héroïne Martine à évoluer dans l’univers de la foire. C’est notre manège qui est sur la couverture. Pour le reste, on ne compte plus les pubs et aussi les shootings photos de mode qui ont eu le manège pour cadre. On voit beaucoup de mariés aussi. Depuis « Le Huitième Jour », le manège est répertorié officiellement comme un lieu de tournage. On le trouve dans les listings spécialisés pour le cinéma. Mais sans démagogie aucune, ce qui reste le plus important, c’est le pouvoir d’attraction universel du manège sur les gens. J’inclus tout le monde là dedans. Jusque il y a peu, nous avions une vieille dame qui venait tous les ans avec son chien faire son tour de manège. Nous avons nos habitués comme cette jeune fille handicapée que nous croisons à Mons depuis des années. On l’a connue enfant, certes, mais le manège est pour elle un rendez-vous incontournable au point que nous lui avons donné quelques CD des enregistrements de l’orgue de barbarie. Le manège est vecteur de contacts, de belle histoires.
LMdO : Comment fait-on pour élever deux enfants en menant cette vie particulière où on habite trois semaines à gauche, six à droite avant de revenir quelques jours dans les briques familiales mais où les caravanes ne sont jamais loin ?
CR : [rires …] Mon dieu quelle question ? On a toujours fait comme ça … je suis sortie de la maternité avec mon landau et je suis revenue travailler directement, cela me semble si naturel que je comprends à peine le sens de votre question. Je crois que c’est inscrit dans notre ADN de forains. C’est un mixe assez particulier entre une grande liberté et un protectionnisme de tous les instants envers nos enfants. Ils sont soumis à des rythmes intenses parce que leurs parents vivent à horaires décalés, dans le bruit et dans une certaine forme de promiscuité qui nous obligent à beaucoup veiller sur eux. En même temps, cette vie particulière leur permet de mûrir fort vite et de prendre rapidement une forme d’autonomie peut-être pas si courante chez les sédentaires. Evidemment, toute leur scolarité demande des aménagements, un peu à la manière des bateliers dont nos enfants fréquentent souvent les mêmes internats.
LMdO : A 15 ans, c’était clair dans votre tête, vous alliez reprendre le manège. Et vos enfants là dedans, comment voient-ils les choses ?
FR : Beaucoup de mes amis forains nous prennent un peu pour des fous à continuer d’exploiter une attraction si ancienne. Un carrousel moderne se monte en deux à trois fois moins de temps et est donc plus rentable. Nous nous battons tous les jours pour maintenir l’outil dans l’état le plus parfait possible pour qu’il puisse continuer à traverser les époques pour les générations futures. C’est difficile de trouver une explication rationnelle mais les chevaux de bois ont un succès énorme chez les gens toute génération et origine confondues. Je pense donc que ces attractions ont encore un bel avenir devant elles. A 15 ans, j’ai rejoint mon père pour me consacrer 24/24h au manège Rorive. Nos enfants font des études, c’est l’avenir qui nous dira si l’ADN familial tient ses promesses mais quoi qu’il arrive, nous respectons leurs décisions.
Spécialiste des ateliers depuis une dizaine d’années, Patrice Niset vous emmène au cœur de l’excellence et des beaux gestes. Il vous fait découvrir l’envers du décor. Patrice est passionné par les gens passionnés et fiers de leurs métiers !
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