Maître Relieur : Emmanuel Liesen.
Débrocher, préparer, restaurer, coudre, encoller, recouvrir, dorer, brocher, chez Emmanuel Liesen, les gestes sont nombreux, précis et toujours emprunts d’un profond respect pour l’objet de toutes les attentions : le livre. Depuis 1880 et quatre générations plus tard, l’art de restaurer ou de créer des ouvrages précieux se transmet de Bruxelles à Hotton, dans ce petit atelier de relieur qui borde l’Ourthe.
LMdO : Un arrière grand père doreur, un grand père relieur et doreur, et enfin des parents relieurs depuis 1969 : le destin de relieur du petit Emmanuel était-il tout tracé ?
Emmanuel Liesen : J’ai grandi effectivement au milieu des livres et des ateliers de reliure. Je faisais mes devoirs entouré de livres, de cuirs et de cahiers à relier. Ce n’est qu’à l’âge de 15 ans que j’ai compris que j’avais ça dans le sang et que je passerais ma vie au chevet des livres : ici comme artisan et à l’école comme professeur de reliure. Il faut croire que le virus est dans la famille puisque mes frères sont aussi impliqués à 100% dans l’univers des livres, l’un comme chercheur et l’autre comme relieur d’art, une discipline comparable à la mienne mais orientée exclusivement vers les ouvrages neufs. Etre en charge d’ouvrages précieux, sur le plan financier mais surtout sentimental, c’est rencontrer des gens d’horizons fort différents, c’est souvent passionnant. Créer, restaurer, embellir des livres, ce sont des milliers de voies à explorer et ça me passionne comme au premier jour, il y a plus de 20 ans.
LMdO : Entre l’atelier du grand père et Artisan du Livre d’Emmanuel, qu’est-ce qui a évolué ?
EL : Mon grand père était relieur à perpétuité pour le Sénat. Je plaisante souvent en disant qu’il était « condamné » par l’administration à fournir ses services à vie pour la reliure des textes officiels. Ces concessions à vie n’existent plus et même si nous travaillons encore pour de grandes institutions, la numérisation fait lentement son oeuvre et les grands commanditaires d’antan se font plus rares. Les ateliers se sont donc vidés petit à petit. Ainsi, mon grand père employait une dizaine de personnes, chacune spécialisée dans un registre précis. Cent ans plus tard, je suis seul et j’assume 100% des tâches. Sinon, les gestes n’ont pas changé, les équipements non plus, on relie depuis des siècles en utilisant des techniques qui ont fait leurs preuves.
LMdO : Comment se porte la profession de relieur en 2013 ?
EL : Notre corporation occupe le terrain. Ni trop, ni trop peu, il y a du travail pour tout le monde. Nous avons tous nos spécificités. Certains ne travaillent que pour les notaires, dans leurs études, c’est la loi car les documents ne peuvent pas en sortir. Quoi qu’il en soit, nous collaborons beaucoup car l’expérience des uns est utile aux autres et inversement. Ainsi si un ouvrage très précieux m’est confié, je peux faire appel à un restaurateur papier hautement spécialisé. Inversement, ce restaurateur papier ne saura pas automatiquement comment démonter un livre pour commencer sa restauration. Ce qui nous différencie d’un industriel confronté à des volumes importants, c’est la notion de temps. Un travail artisanal demande de la méthode, de la rigueur, beaucoup de soins et un respect inconditionnel des temps de séchage des colles. Le processus de fabrication ou de restauration est long avec des phases d’attentes. Nous sommes obligés de faire des travaux de toute nature du simple brochage d’un travail de fin d’études au livre de grande qualité pour bibliophile averti. Entre les deux, il y a des centaines de possibilités.
LMdO : Qu’est-ce qui te plait dans ce métier ?
EL : J’ai un caractère indépendant. J’aime travailler seul et en même temps, ce sont les nombreux contacts avec les clients qui me motivent. C’est un subtil équilibre. La variété des clients est énorme. Chacun d’eux arrive avec un livre et une histoire associée. La profession n’étant pas protégée, c’est un peu le paradoxe, les gens ne savent plus trop à qui confier leurs ouvrages et croient, à tort, que la profession est moribonde. Il y a de très bons professionnels en Belgique dont le rôle est de respecter les souhaits du client et l’objet en lui même. Je suis amené à donner beaucoup de conseils aux clients dans l’intérêt du livre, pour sa longévité. Une bonne reliure doit tenir 100 ans, c’est ce que m’a toujours dit mon grand père. J’aime cette notion de « gardien du temps », de transmission. J’ai ainsi récemment restauré une série de dictionnaire dont j’ai découvert le premier relieur : le formateur de mon grand père, le Maître Relieur de réputation mondiale Mr Rykers! Ces dictionnaires avaient un siècle, mon grand père voyait juste. J’ai encore toutes les polices typographiques dans mes tiroirs, j’ai pu identifier le relieur ainsi. Ce fut un moment très intense émotionnellement.
LMdO : Jusqu’où vas-tu dans la restauration ?
EL : La règle est immuable à tous les restaurateurs : notre travail doit être réduit au strict nécessaire. A la fin du processus, on ne doit rien voir de notre intervention qui dénaturerait l’ouvrage original. Pour se laisser aller à la créativité pure, il faut alors passer à la reliure d’art, la discipline de mon frère. Mais les bases sont malgré tout identiques.
LMdO : Comment se passe la cohabitation avec ces ouvrages que l’on te confie ?
EL : La fin d’une restauration est toujours un moment intense. Lorsque le client récupère son livre, sa réaction éventuelle de joie est ma meilleure récompense mais j’avoue qu’à chaque fois, c’est une partie de moi qui repart avec le livre. C’est assez fusionnel et difficilement explicable. Je vis ma passion dans mon atelier de façon discrète et humble même si officiellement, je suis en mesure de porter le titre un peu ronflant de Maître Relieur vu l’expérience accumulée. Ce rapport aux ouvrages est si intense que je me surprends parfois plongé dans la lecture d’un livre à restaurer comme attiré par un aimant. Je dois alors me faire violence pour reprendre le travail.
Artisan du Livre : le site web
Spécialiste des ateliers depuis une dizaine d’années, Patrice Niset vous emmène au cœur de l’excellence et des beaux gestes. Il vous fait découvrir l’envers du décor. Patrice est passionné par les gens passionnés et fiers de leurs métiers !
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