Péniche La Revenge du Roy : immersion dans le milieu de la batellerie. Adrien Roy, batelier.
Enfant, je passais régulièrement dans la ville de Thuin qui était rythmée par le ballet incessant des péniches. Ces grands bateaux un peu mystérieux et impressionnants m’émerveillaient à chaque fois. Presque cinq décennies plus tard, je suis monté à bord de la péniche baptisée « Revenge » pour comprendre ce métier si particulier : marinier. Reportage !
Dans la famille Roy on navigue depuis 12 générations. Excusez du peu. Autant dire que les bateaux sont inscrits dans l’ADN d’Adrien, le propriétaire de la péniche. Des bateaux, il en a vu toute sa vie. Les péniches de ses aïeux étaient d’abord tirées par des chevaux, parfois par des locomotives et régulièrement par des humains, en général des femmes. C’est que le chemin de halage porte bien son nom. On a tout connu chez les Roy, toute l’évolution technique, jusqu’à l’avènement des bateaux modernes propulsés au diesel.
Son souvenir le plus lointain, Adrien l’associe à ce jour où son père avait chargé 250 tonnes d’or dans la cale de sa péniche pour un transfert ultra sécurisé vers des réserves à l’étranger. Enfin, c’est ce qu’on lui a laissé croire jusque il y a peu, puisqu’il n’avait que 3 ans. Le ferro-chrome transformé en or l’a fait longtemps rêver mais c’est quand même le père Roy qui a transporté les cuves des réacteurs nucléaires de la Gravelines dans les années 70. Et ce n’est pas une légende. L’eau a coulé sous les ponts et sous les coques depuis lors. Adrien n’a pas toujours été épargné par le destin. Des avaries à répétition l’ont obligé à mettre son premier bateau à la casse, une blessure qui n’est toujours pas refermée. Mais l’heure de la Revenge a sonné : un fier bâtiment de 80 mètres capable de charier 1100 tonnes de marchandises, un vraquier pas forcément ultra moderne mais qui fait le job. Chaque semaine Adrien & Cindy descendent de Givet à Anvers pour alimenter une usine en gravier concassé extrait dans la ville française. Je suis monté à bord à Liège pour 48 heures de voyage, le temps de décharger et de revenir à mon point de départ. L’occasion pour moi d’avoir de très longues et passionnantes conversations avec Adrien sur son métier si atypique.
LMdO : Tu vis sur ton bateau à l’année, sans maison à terre, la batellerie c’est ta vie à 100% ?
Adrien Roy : Mes aïeux avaient un rythme de vie sensiblement différent du mien et pouvaient s’aménager des périodes de repos qui leur permettaient d’envisager partiellement une vie à terre. Je navigue 6 jours par semaine pratiquement toute l’année et je ne vois pas très bien comment je pourrais gérer une maison à terre. Je ne suis d’ailleurs pas certain d’en avoir envie, d’être programmé pour ça. Au choix, un bateau avec un logement plus spacieux et plus confortable serait probablement plus opportun. On en parle régulièrement avec Cindy et nous allons bientôt entamer une série de travaux sur le logement pour améliorer notre confort de vie. C’est que notre métier a fort changé depuis 97, date à laquelle les bourses de bateliers ont fermé pour un système ultra concurrentiel où des affréteurs servent d’intermédiaires entre le marinier et le client. On n’a pas beaucoup de répit dans un marché libéralisé, alors autant essayer de travailler dans de bonnes conditions.
LMdO : Les années d’or sont finies ?
AR : Mes parents avaient compris que le vent allait tourner. Ils ont arrêté leur activité et ont bien essayé de me dissuader de rentrer dans le métier. Les anciens prenaient le temps de vivre avec seulement 2 à 3 voyages par mois et des arrêts de plusieurs semaines. Les rapports entre les gens des voies navigables étaient autres. Si une écluse était en panne, on n’hésitait pas à inviter l’éclusier à bord pour un barbecue par exemple. Il y avait pas mal de troc aussi, un peu de la cargaison contre un poulet ou un lapin, un pain, c’était très classique. Ce sont des choses qui ont disparu avec le temps. Malgré tous ces écueils, j’ai toujours su que je serais marinier. Mais c’est vrai, la chute vertigineuse du prix reçu à la tonne pour le fret a entraîné un nombre impressionnant de faillites et d’abandons de bateaux partis à la casse. L’année 97 a été dévastatrice de ce point de vue et les bateliers travaillent beaucoup plus qu’avant et ont du mal à joindre les deux bouts. La moindre avarie sur le bateau peut se révéler catastrophique financièrement et nous plonger dans de grandes difficultés. C’est un comble quand on pense aux avantages écologiques du transport fluvial dont on estime l’empreinte carbone 60% moins importante que le transport routier à tonnage égal. Tous les jours des collègues arrêtent leur activité, je suis d’ailleurs le dernier de la famille sur un bateau. Si mes enfants ne reprennent pas, je serai le dernier de cette longue histoire.
LMdO : Parle nous de ce voyage entre Givet & Anvers et de ce qui en fait la spécificité …
AR : La particularité de notre voyage c’est la fin du trajet pour accéder à Niel sur le canal du Rupel qui est soumis à la marée d’un bras de l’Escaut qui se jette directement dans la mer. A marée basse il n’y a pas assez d’eau pour naviguer et à marée haute, le courant est tel qu’il faut impérativement naviguer à contre courant sans quoi la maniabilité du bateau serait très aléatoire. C’est la raison pour laquelle nous dépassons Anvers pour la contourner et prendre l’Escaut dans le bon sens. C’est une course contre la montre qui nous oblige à stationner quelques heures sur l’Escaut au milieu de nulle part en attendant que la marée monte. En pleine nuit je fais la jonction jusqu’à Niel et là nous déchargeons le plus vite possible. Je quitte la zone directement pour éviter les écueils de la marée. Ce sont pratiquement 48 heures de travail non stop pendant lesquelles je n’ai pas le droit à l’erreur. Et en tout cas les 6 heures de marée haute sont cruciales. L’agrément du voyage c’est son incroyable variété de paysages : la haute Meuse, la Meuse, le Canal Albert, le Port d’Anvers, la Zélande, le tout petit canal du Rupel …
LMdO : Mais tu peux compter sur un matelot exceptionnel !
AR : Cindy est le meilleur matelot qui soit. J’adore mon travail pour la liberté qu’il me donne et parce que je travaille avec ma femme en permanence. Chez les bateliers, on sait très vite si un couple va tenir ou pas. Cindy est une fille d’à terre qui a embrassé le métier à bras le corps, elle est fantastique et ultra efficace, d’un courage sans faille. C’est un travail que l’on abat en couple d’autant qu’elle pilote depuis peu. Malgré les épreuves, jamais elle n’a abandonné. Nous sommes passés par des problèmes si compliqués avec notre premier bateau que nous sommes préparés à beaucoup de choses . On avait à peine 20 ans, ça vous soude. On s’est refait une santé et on a tout recommencé avec la même passion qu’au premier jour.
LMdO : L’heure de la Revenge avait sonné …
AR : Tu ne croirais pas si bien dire. Mais notre vie n’est pas un fleuve tranquille. Nos bateaux sont assez vulnérables contrairement à ce que l’on peut penser. J’adore pouvoir découvrir nos régions avec mon œil de marinier. Des campagnes à couper le souffle en haute Meuse jusqu’aux bassins très industriels de Liège & Anvers. Sur ma route les découvertes sont permanentes même après toutes ces années. Chaque saison à son charme, chaque météo ses secrets. Mais les pièges sont nombreux, un bateau est très vite coulé et là, tu perds tout.
LMdO : Tu t’es déjà fait peur ?
AR : Mon dieu oui et plus d’une fois. Un grutier a failli verser dans la cale avec sa machine, je n’ose pas imaginer ce qui ce serait passé. On n’est pas passé loin ce jour là. Une autre fois en pleine nuit les radars de mon bateau et de celui qui arrivait de face n’ont pas renvoyé une image claire à cause d’un pont qui nous séparait. On n’est pas passé loin l’un de l’autre. Une inondation à bord a aussi failli m’envoyer par le fond. De surcroît, il faut toujours surveiller les manœuvres de chargement et de déchargement qui peuvent te casser un bateau en deux sans prévenir si elles sont mal menées. On ne charge pas 1000 tonnes n’importe comment. La météo peut aussi nous réserver bien des surprises. Sur un même trajet je peux rencontrer pratiquement tous les temps mais ce que je redoute le plus ce sont les tempêtes qui se lèvent parfois très vite en Zélande. Nos bateaux sont très mal armés contre les tempêtes et ça peut vraiment tourner mal. Et franchement, le changement climatique, ce n’est pas du rêve. Les marées d’équinoxe sont bien plus violentes qu’avant et les changements de temps beaucoup moins prévisibles. Mon grand père naviguait en observant la nature, sans appui de la technologie et des satellites. Sur la fin de sa carrière il était complètement déboussolé par ces perturbations climatiques.
LMdO : Comment évolue le réseau fluvial ?
AR : La Flandre investit dans son réseau, ils ont ça dans le sang. La Wallonie néglige son réseau depuis des années au point que l’on estime perdre deux mois de navigation par an à cause de défauts sur les ouvrages. On ne compte plus les écluses en panne. Ronquière a immobilisé un bac depuis des années, la tour perd des blocs de béton tous les jours. L’ascenseur de Strépy, une merveille technologique qui a coûté des milliards, fonctionne au ralenti par manque de personnel. C’est à rien y comprendre. La France reporte sans cesse la construction du canal Seine – Nord Europe que nous appelons de tous nos vœux en tant que marinier. Le budget nécessaire est comparable à celui estimé des JO. Des choix sont posés dirait-on.
LMdO : C’est spécial une voie navigable, c’est un univers à part ?
AR : C’est le règne de la lenteur et de l’imprévu. On ne sait jamais comment la journée va se dérouler. Un engorgement autour d’une écluse peut te faire perdre quelques heures. Ou plusieurs jours. Une avarie peut te stopper des heures durant. On y fait de belles rencontres, on y croise beaucoup de monde, les collègues, les plaisanciers, les pêcheurs, les agents des voies navigables. C’est très changeant. Les voies d’eau sont malheureusement aussi des lieux de drames où l’on se débarrasse de se qui encombre. On ne compte plus les carcasses de voiture qui abîment nos bateaux mais malheureusement, on y retrouve aussi des corps et aucun marinier n’échappe à ça dans sa carrière.
LMdO : Pour terminer sur une note plus légère, parle moi de l’anecdote des seaux s’il te plait …
AR : [rires] … Ma grand mère ne savait ni lire ni compter. Plus exactement, elle maîtrisait l’utilisation des billets mais pas celle des pièces de monnaie. Alors toute sa vie, elle s’est débarrassée du problème en jetant sa monnaie dans des seaux qu’elle stockait dans le plancher du bateau. Cela a duré des années si bien qu’un jour mon grand père excédé a fait procéder au comptage des seaux. Tu me crois si tu veux mais ils sont allés au chantier naval avec tous les seaux. Ils les ont déposés sur le comptoir et ont passé commande d’une péniche flambant neuve entièrement payée avec une vie des fonds de poche de ma grand mère …
La vie à bord, c’est l’affaire d’une maman aussi souvent au four et qu’au moulin. Éduquer deux enfants sur une péniche ne s’improvise pas. Les règles sont strictes et non négociables. Il en va de la sécurité des enfants et de la bonne marche du bateau. Rencontre de la maman, du matelot, de l’épouse, de la cuisinière, du gardien du temple.
LMdO : Je ne vais pas te mentir Dydy, depuis que j’ai remis le pied à terre, je parle de toi comme d’une héroïne. Je t’ai vue affairée dans tous les coins du bateau à toutes les heures du jour et de la nuit. Si j’ai pris la mesure de la difficulté de la vie à bord, je crois que c’est en t’observant et particulièrement lorsque à 23.00 je t’ai vue dans une nuit d’encre grimper sur le dukdalf pour amarrer le bateau à 6 mètres de haut pour compenser la marée à venir. Là, ça ne rigolait vraiment pas : Adrien maintenait le bateau au moteur contre le courant et toi tu assurais son amarrage. J’en étais tellement stupéfait que je n’ai pas d’image de toi la haut, je suis arrivé trop tard mais ça restera gravé dans ma mémoire.
Cindy (Dydy) : C’est un peu le paradoxe de ma situation. Je me destinais à une vie classique à terre dans la mode et le stylisme lorsque je suis tombée amoureuse d’Adrien. Les bateaux ne me plaisaient pas plus que pour les vacances, alors une péniche, tu vois ma joie … Et le virus m’est venu chemin faisant. J’adore mon métier et la liberté qu’il me procure alors le côté physique des choses, voire la dangerosité, je n’y pense même plus. Mais c’est vrai que ceux qui montent à bord me le font souvent remarquer.
LMdO : Fille d’à terre, tu es devenue marinière de coeur ?
Dydy: Oui, ma vie c’est le bateau, elle est rythmée par lui, je ne pourrais plus vivre à terre. Ca n’a pas été simple au début avec mon entourage qui s’inquiétait fort pour moi. Avec le recul, comme je suis épanouie dans ma vie, je pense que les esprits se sont apaisés mais il y avait une certaine appréhension de leur part pour ce mode de vie un peu étrange vu de l’extérieur. De mon côté, ça ne s’est d’ailleurs pas fait tout seul non plus. C’est la naissance de Léa qui a été le facteur déclenchant. Fonder une famille c’est du sérieux et il était question de se retrousser les manches. On peut dire que c’est sa venue qui m’a poussée à m’investir à fond pour réussir cette aventure. Mais je pense que je devais quand même avoir ça au fond de moi. Il fallait le facteur déclenchant.
LMdO : Comment élève t’on deux enfants sur un bateau dans un espace aussi exigu ?
Dydy : C’est une discipline de tous les instants et une attention constante. Un accident est très vite arrivé et donc par exemple, il leur est strictement interdit de sortir pendant la marche du bateau. Les journées peuvent être longues. Nous essayons de passer les soirées de WE dans des endroits un peu verts et aérés pour qu’ils puissent se dégourdir les jambes. Mais c’est vrai, sur le bateau, c’est exigu. L’autre particularité à laquelle il est difficile d’échapper c’est la séparation en semaine. Certains mariniers font l’école à bord mais honnêtement je travaille trop pour ça, il faudrait engager un matelot. Et c’est d’ailleurs bien qu’ils voient du monde à terre. L’internat s’est vite imposé mais les séparations sont vraiment douloureuses. Ce sont d’ailleurs pas les enfants qui pleurent en général. On s’est imposé une coupure totale du lundi au vendredi car c’est vraiment dur à gérer pour eux quand on les appelle en semaine. La seule exception ce sont leurs anniversaires. On ne risque pas d’oublier.
LMdO : Le jour 7, celui pendant lequel vous ne naviguez pas, leur est donc réservé ?
Dydy : Quand on le peut, oui. En général on navigue le samedi et on s’amarre le dimanche. Parfois on est obligé de naviguer tout le WE et ce n’est pas drôle pour eux. Mais si je jour libre se présente alors on bouge, on reçoit la famille, on essaie de redevenir une famille normale l’espace de quelques heures. Mais même ça c’est difficile à gérer, les copains des enfants sont loin, on n’a pas d’adresse en réalité. Nous sommes des nomades des temps modernes.
LMdO : Les grandes retrouvailles ce sont les vacances d’été ?
Dydy : C’est drôle d’ailleurs. Avec le temps on devient un peu agoraphobe. La foule m’oppresse assez vite. Faire mes courses dans une grande surface à une heure d’affluence me stresse un peu, je n’ai plus l’habitude de côtoyer autant de monde au quotidien. Mais les trois semaines de vacances que l’on s’octroie en été, je redeviens une fille d’à terre assez rapidement et on en profite d’ailleurs beaucoup. Je fais mes courses tous les jours au beau milieu des gens, on va au restaurant, à la piscine, la plage. Ce break là fait vraiment beaucoup de bien à tout le monde mais j’ose à peine te dire que malgré tout le bateau nous manque très vite et on s’inquiète toujours un peu de la savoir loin de nous. Pour revenir à ta première question posée à Adrien, on est batelier non pas à 100 mais à 200%.
Bienvenue à bord du Revenge pour un voyage accéléré. C’est le voyage décrit dans l’article et qui a été ramené de 7 jours à 15 minutes par la magie du time laps. C’est un assemblage de 60.500 images prises à intervalles de 10 secondes pendant 7 jours et 6 nuits. Les musiques ont été mises à disposition par MusicScreen.
Un merci tout particulier à Cindy & Adrien pour l’accueil qu’ils mont réservé sur le Revenge.
Spécialiste des ateliers depuis une dizaine d’années, Patrice Niset vous emmène au cœur de l’excellence et des beaux gestes. Il vous fait découvrir l’envers du décor. Patrice est passionné par les gens passionnés et fiers de leurs métiers !
2 Comments
Superbe reportage et un timelapse qui montre bien le trajet spectaculaire spécialement la nuit !
Bravo et merci pour le partage
Passionnant reportage ! Je le partage sur le site du Master de droit que je codirige et qui comprend un cours de Droit fluvial. Merci beaucoup !